Lettre à mon père

4 06 2016

Il y a longtemps que je voulais écrire ceci. Il y a longtemps que j’aurais dû écrire ceci. La thérapie par l’écriture, en quelque sorte.

Depuis novembre, tu ne m’as pas adressé la parole. On m’a dit que tu étais fâché, à cause d’un commentaire que j’aurais dit à mon frère. Et comme tu es incapable de faire face, de questionner et d’être vrai, tu m’évites, tout en passant des messages selon lesquels tu t’ennuies. J’ai bien envie de dire que tu l’as mérité.

Et comme je connais la pointe de ton iceberg, tu arrêteras sûrement de lire ici. Mais continue, pour voir.

Première née de la famille, j’étais apparemment le « petit miracle ». Jusqu’à ce qu’un garçon arrive dans la famille, j’imagine. Parce que très tôt, j’ai senti vivement que je n’avais pas ma place, que je n’étais pas à la hauteur de ce que tu aurais donc voulu que je sois. J’étais bien moins intéressante que Jean-François, avec son hockey, ses pratiques, ses tournois, son club d’été AAA. Qui étais-je? Une fille calme, qui aimait la littérature, les langues, l’école, mais pas le sport. Déception.

Et en rétrospective, parce que je souhaitais éviter de ressentir que j’étais de la pure merde, que je n’étais pas intéressante à tes yeux, ni bonne, je me suis formée une carapace et me suis enfoncée dans la performance. Parce que lorsque je ramenais des 100% et des A, j’avais au moins quelques minutes d’attention. J’avais l’impression que je valais la peine, que je te rendais fier. Et quel enfant n’a pas besoin de ça de la part de ses parents?

À l’inverse, quand je ramenais un 95%, j’avais droit à un commentaire du genre « mais où sont les cinq points? ». Et blague, si elle en était une, me remettait toujours sous le nez que je n’étais jamais assez bonne à tes yeux. Je me souviendrai toujours aussi de cette soirée où tu me faisais répéter mes tables de multiplications (une exception, c’était toujours Maman qui supervisait les devoirs). Cette fois où tu avais perdu patience lorsque je ne me souvenais pas de la réponse pour 4 X 8. TRENTE-DEUX, avais-tu crié. Ce soir-là, j’avais pleuré et ajouté une couche supplémentaire à mon armure.

Très tôt, j’ai dû me débrouiller pour voir mes amis, aller à mes cours de gymnastique, à faire ce qu’une petite fille fait. Le transport en commun est vite devenu mon ami, parce que personne n’était disponible pour aller me porter et me chercher, quelconque activité de hockey oblige. Et rarement j’invitais des gens à la maison. Déjà pour moi qui n’y étais pas à l’aise, pourquoi aurais-je voulu faire subir ce climat où je n’avais pas ma place à mes amis?

Puis il y a eu ces quelques chicanes avec ma mère. La fois où tu lui avais crié après, puis que tu m’avais crié, en me pointant du doigt : « Ta mère est une voleuse ». Je me souviens avoir quitté la maison ce soir-là pour me rendre chez mon amie Gaby et t’avoir dit, en descendant les escaliers : « Bravo. Tu vois ce que tu fais à notre famille? ». Le lendemain, tu t’étais excusé en pleurant, mais qu’importe. Les cicatrices étaient faites.

Je me souviens aussi d’un premier du mois où, suite à un excès de colère (je ne me souviens plus lequel, comment le pourrais-je), tu avais décidé de ne pas acheter ma carte de transport, sans m’en parler. Le lendemain matin, j’avais dû fouiller l’entièreté des fonds de tiroirs de la maison pour trouver de l’argent pour me rendre à l’école secondaire en bus, alors que je ne travaillais pas. Mais pourquoi m’en parler à l’avance hein? Pourquoi discuter? Probablement parce que tu n’étais pas toi-même en mesure d’expliquer tes agissements.

Et cette autre fois, où après une chicane j’avais souhaité utiliser l’ordinateur pour l’école, ordinateur qui se trouvait, et se trouve encore, « dans ton royaume », la mezzanine. Tu voulais avoir la paix, évidemment que pour toi, mes études n’étaient pas importantes sur le moment, évidemment qu’il fallait que toute la maisonnée soit silencieuse parce que TU étais en colère. Alors en descendant, je t’ai fait un fier doigt d’honneur. Oh oui. Et tu le méritais. Et toi de dévaler les marches pour me frapper et me menacer de me mettre à la porte la prochaine fois. Pourquoi? Ah oui, parce que tu étais en colère et que j’avais osé tenter d’utiliser l’ordinateur familial pour mes études, le seul élément de ma vie où je me sentais pleinement en contrôle. Tu avais passé deux mois sans me parler, mangeant même à l’étage pour m’éviter. Ma remise des diplômes du secondaire approchant, je t’avais écrit une lettre pour m’excuser (vraiment?! JE devais m’excuser?) et t’inviter à l’événement. Tu ne m’avais rien répondu, gardant ce suspense et ce contrôle que tu avais sur moi jusqu’à la dernière minute, où tu t’es présenté à la salle.

Un jour de novembre, je suis revenue à la maison après un déménagement et une rupture. Tu m’avais dit ne plus vouloir dépenser de l’argent pour mes « affaires de filles ». À l’époque, tu dépensais encore des milliers de dollars pour l’équipement de hockey de mon frère. Eh bien.

Et les occasions où tu as décidé du sort de Grizou, Léo et Charlie, sans en parler bien évidemment. Ils ne convenaient plus, faisaient trop de poil, ou ceci, ou cela. Tu te rends compte que tu décidais de la vie d’animaux selon tes propres envies? C’est cela que tu voulais inculquer à tes enfants, qu’on pouvait disposer de tout, même d’êtres vivants?

En 2014, un homme formidable m’a demandé en mariage. Chaque fois que tu l’as revu depuis, tu lui as remis sur le nez le fait qu’il ne t’a jamais demandé la permission. Et la vérité est que non seulement Benoît était dans son plein droit, mais je lui avais dit que ce n’était pas nécessaire, puisque cette tradition ancestrale de régime patriarcal est entièrement dépassée et que mon père n’avait jamais pris le temps de connaître sa fille. Pourquoi aurais-tu eu un mot à dire sur qui je marierais?

Quand tu as refusé de prendre part au souper d’honneur en prévision de mon mariage (sans me le dire évidemment, je l’ai appris par ma mère, en chemin vers un essai pour ma robe de mariée), je me suis dit que mon mariage serait la dernière occasion où je devais t’inclure. Par pour toi, pas pour moi, mais pour les invités, qui auraient sans doute posé trop de questions, questions auxquelles je ne voulais pas répondre en cette magnifique journée. Décider cela avait été une première étape vers ma guérison.

Le 1er août, tu n’as jamais été en mesure de me dire que j’étais belle. Même lorsque ma mère t’a posé la question devant moi, tu as grogné quelque chose, mais jamais répondu. J’étais en robe de mariée, plus jolie que jamais et tu n’arrivais même pas à communiquer quoi que ce soit!

Ta fille, celle que tu appelais ton petit miracle, a vécu une dépression et toute cette spirale noire, ces idées suicidaires, cette automutilation, cela repose sur toi.

Parce que lancée dans la performance toute jeune, pour éviter de me sentir non-désirée, de me sentir inintéressante, de me sentir comme de la marde à tes yeux, je me suis détruite. Je remonte doucement la pente et je commence à avoir accès à la vraie Marie Claude, celle qui est authentique, vraie, celle que tu ne connais pas et que tu n’as jamais tenté de connaître. Probablement parce que toi-même, tu n’as pas accès à qui tu es vraiment.

Et le temps passe et si je n’ai jamais habité aussi près de chez toi que maintenant, je me sens à des années-lumière de toi. Ces émotions si difficiles, ce cœur qui se serre lorsque je suis prise en défaut ou que je fais une gaffe, je sais que c’est une blessure qui est due à toi. Je sais aussi que je ne pourrai jamais la guérir. Maintenant, je peux cependant la contrôler et surtout, contrôler qui a de l’emprise sur ma vie. Et toi, plus jamais tu en auras.


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